Miroirs, d’Eduardo Galeano – Éclats d’histoires brisés

Eduardo Galeano n’aurait pas pu mieux choisir le titre de son ouvrage. Miroirs, au pluriel. Dans cet ouvrage imposant qui se lit avec patience, c’est toute l’Histoire du monde qui nous est racontée, ou plutôt : ce sont toutes les histoires du monde qui nous sont racontées, en autant de miroirs, éclats fragmentés d’une grande Histoire qui les a oubliés. Comme je l’ai déjà écrit dans d’autres articles, le sous-titre du livre est « Histoires de presque tout le monde » : le projet du livre est de donner à entendre au lecteur les voix de destins engloutis, ces destins dont les noms n’apparaissent pas forcément dans les livres, et qui pourtant ont fait eux aussi l’Histoire. Avant ce texte, Galeano a publié entre autres deux autres recueils, Paroles vagabondes et Les Voix du temps, tous deux publiés en français chez Lux Éditeur – qui publiera également Miroirs début 2013. Même si je n’ai pas encore lu les deux autres recueils, n’importe quel lecteur fera le lien entre ces derniers et Miroirs : dans tous les cas, quelque chose s’affronte au grand cours étouffant et amnésique de l’Histoire, quelque chose que l’auteur s’emploie à faire entendre et à rendre sensible.

Dans une épigraphe poétique (que j’ai déjà évoquée ici) apparaissent d’emblée les figures du miroir et des oubliés, comme si tous étaient indissociables, les oubliés ne pouvant apparaître que de manière fugace, spectrale. Ils sont ceux qui nous font face quand nous nous regardons dans la glace, ils sont ceux qui sont derrière nous. Raconter les « histoires de presque tout le monde », c’est pour Galeano, raconter tout ce qui se trouve de l’autre côté du miroir où l’Occident se regarde. Tous les récits qui n’ont jamais été écrits et sur lesquels est venu s’imprimer le grand récit occidental.

Le projet tel que Galeano le développe peut être apparenté à une tentative de raconter l’histoire « à rebrousse-poils » comme aurait pu le dire Walter Benjamin, qui a beaucoup écrit, et notamment dans son court texte « Sur le concept d’histoire », sur l’historiographie. Prendre l’histoire à « rebrousse-poils », c’est en somme, tenter de la raconter du point de vue des vaincus. C’est ce que fait Galeano en choisissant d’évoquer toutes les catégories sociales, religieuses, sexuelles qui ont été idéologiquement séparées des vainqueurs, qui ont été définies par un discours idéologique et reléguées hors de la communauté ou de la civilisation.

Mais on ne peut raconter cette histoire souterraine, cette histoire officieuse, sous une forme linéaire. En somme, on ne peut pas adopter pour évoquer une histoire d’une nature différente de l’histoire officielle, les mêmes procédés que ceux que cette même histoire utilise. C’est dans cette perspective que la structure de Miroirs prend tout son sens : donner forme à ce désordre avec tout ce qu’il comporte de lacunes, de flous, ne peut se faire que sous une forme incomplète, elle-même lacunaire. C’est ainsi que le livre se compose de fragments courts aux titres évocateurs (« Première révolte des esclaves en Amérique », « Érasme », »Sukaina »…) ou plus mystérieux (« Origine de l’ascenseur », « Précurseur du capitalisme », etc.)

Lacunaires, les fragments sont aussi exemplaires : ils apparaissent comme sortis de l’oubli dans un halo d’exemplarité. Cette écriture de la brièveté et de la concision, qui adopte parfois des tournures de phrases et un style prophétiques, semble appeler chez le lecteur, une étude, une méditation, une reconstruction parfois même de la signification de tel ou tel fragment. Le travail reste à faire, semble nous dire Galeano – un travail où, en contemplant notre histoire au miroir de ces petits récits, nous devons nous déprendre de dogmes dont nous avons hérité sans même les remettre en cause.

C’est que ce livre se présente comme une archéologie de nos concepts, comme quand Galeano nous fait sentir combien la vision de la femme a été structurée par le discours religieux. Ou quand il retrace la formation de l’idée de la « marque de Cham » qui a servi à justifier l’esclavage. Ce ne sont que deux exemples de ces multiples archéologies présentes dans le texte. Deux exemples de ce que fait Galeano, à savoir, nous montrer comment la formation des discours est indissociable d’un ordre – politique, économique, social – à tel point qu’on ne peut clairement savoir si l’un dépend de l’autre ou l’inverse. C’est en cela que Galeano est, comme l’écrit John Berger, « l’ennemi des mensonges, de l’indifférence ». Son entreprise de dynamitage de l’histoire occidentale s’attaque à tous les discours que l’on a pu produire sur l’étranger ou sur celui qui est différent de notre civilisation.

Dernier point qui là aussi peut apparaître comme inspiré par Walter Benjamin : si Galeano fait l’archéologie de nos concepts philosophiques, politiques, sociaux (éléments culturels, donc), il applique le même procédé aux productions matérielles des époques retracées par son ouvrage – de là l’évocation et le rappel du rôle capital des classes sociales inférieures dans l’édification des monuments, voire dans l’évocation d’une classe qui n’est même pas une classe sociale inférieure, mais une classe qui n’appartient pas à l’Humanité : les esclaves (notamment dans un paragraphe intitulé « Origine de l’insécurité »). Chaque haute création culturelle a son envers. Les pyramides sont construites sur le sang et la sueur des esclaves. Rome a ses fondations dans la souffrance des esclaves. Voir l’envers de l’Histoire, s’en rappeler – c’est ce à quoi nous invite le livre, c’est ce à quoi il nous pousse. À redonner un corps textuel, un corps de mémoire, à tous ceux dont les corps ont emplis les fosses communes et dont on ne lit jamais les noms sur les monuments.

Ceci est une première étape de chroniques et de critiques qui suivront sur cet ouvrage magistral d’Eduardo Galeano, ces Miroirs où, dans la lecture, nous autres Occidentaux nous sommes reflétés, mais où aussi nous nous regardons. Et ceux qui se trouvent derrière le miroir percent à travers le regard que nous nous adressons d’un oeil neuf – leur silhouette demeure avant d’être effacée.

Image de l’article trouvée ici : http://arpc167.epfl.ch/alice/WP_2010/studiofavre/?p=2211

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2 commentaires pour Miroirs, d’Eduardo Galeano – Éclats d’histoires brisés

  1. Etage41 dit :

    C’est un blog d’une grande qualité. Un travail critique que l’on ne trouve guère chez les professionnels en vue…

    • Merci de votre commentaire et de votre compliment.
      Ça me redonne de la force et de l’entrain pour poursuivre le blog quand je reçois des critiques négatives sur mes articles.
      Amicalement,
      L’Hermite

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