Nocilla Dream, de Agustín Fernández Mallo et [hotel postmoderno – deux « post-novelas »

À l’occasion de la parution, en septembre dernier, de la traduction, aux éditions Allia, de Nocilla Dream de Agustín Fernández Mallo, je vous offre un article que j’avais écrit il y a deux ans pour une revue et qui n’a jamais paru. J’y évoque cet ouvrage passionnant ainsi qu’un autre roman, [hotel postmoderno, encore inédit en français, et publié en Espagne chez InEditor (amis hispanophones, vous pouvez consulter leur catalogue ici.)

Nocilla Dream et [hotel postmoderno sont en un sens révélateurs et l’illustration d’une nouvelle mouvance qui peu à peu s’est instaurée dans le paysage littéraire espagnol , aux thèmes et aux modes d’écriture similaires. La question est posée de l’écriture aux temps de l’«homo sampler», et de l’«afterpop», pour reprendre deux expressions qui sont aussi les titres d’essais dans lesquels peuvent se retrouver les auteurs de ces fictions contemporaines.

Les thèmes tout d’abord, à même de rapprocher sur un plan formel ces deux textes : le monde actuel et l’impossibilité du sens, les rapprochements plus ou moins fortuits, les citations, l’usage (Nocilla Dream) de sources (scientifiques, journalistiques), l’agencement de ces sources, l’idée d’un monde réduit à des éléments distincts et d’apparence disparates ; car les deux textes fonctionnent sous le mode du fragment, forme voulue d’un côté (Nocilla Dream) ou procédant d’une contrainte technique ([hotel postmoderno, où la volonté d’abolir la figure de l’auteur force au discontinu, à l’écriture fragmentaire et anonyme).

Nocilla Dream : intrigue mince, presque inexistante, fragments d’un monde postmoderne où s’instaure un jeu sur la recomposition des morceaux, sur la composition par le lecteur d’un sens à créer, qui font écho à la situation du monde décrite : mondialisation où les destins sont perceptibles, au sein d’un village global (expression qui recouvre alors tous son sens), à travers l’importance accordée aux prénoms (de consonnance américaine, européenne…) qui semblent attester d’une destination, d’un trajet : tous les êtres et tous les trajets se réunissent dans la lecture, dans l’espace ouvert par la lecture. Une force poétique sourd de certaines images, celle, notamment, d’un arbre, au milieu du désert auquel pend un tas de chaussures, jetées par les êtres de passage : point de jonction (médié par les objets) au sein d’un monde où les fragments de vie sont autant de débuts de romans avortés… Image aussi de cet espace de lecture, et d’une promesse de rencontre – de sens ? Ce roman, ou, pour reprendre les termes de l’auteur, Agustin Fernandez Mallo, théoricien de la « postpoésie », ce « postroman », est marqué par des thèmes et problématiques inscrits au sein de notre monde contemporain, notamment celui de l’espace (en reprenant cette dichotomie entre l’espace et le lieu ; entre l’impersonnel et l’habité), et des nouvelles «espèces d’espaces» : on évoque tour à tour, les micronations, les aéroports standardisés (des «anti-lieux»), les frontières, les zones d’incertitude, autant d’ensembles à la limite du réel et du virtuel, à la paradoxale habitation possible. Nocilla Dream se donne à lire comme une installation textuelle (le texte revendique de « juxtaposer », mettre en relation), à la manière, comme le cite opportunément Juan Bonilla dans son prologue, du rhizome, lequel crée une dispersion dynamique du sens, l’image d’un monde à la fois inchangé et perpetuellement mobile.

[hotel postmodernoo : «Has leido Nocilla Dream ?» dit (p.117) un des fantômes qui font partie des personnages de ce roman. La référence à son aîné est partout présente, notamment dans l’exigence d’écrire un roman «post» («un libro sin pies ni cabeza (…) un libro postmoderno» ; «una de las consignas iniciales fue utilizar referentes pop, de la culture moderna. Otra fue utilizar frases cortas, no perdernos en adjetivaciones ni subordinadas. Etc. Todo un recetario para escribir una novela post.»), jusqu’au titre, qui énonce un projet d’écriture et de lecture, qui tient lui aussi de la contrainte, et presque de l’installation : comme dit précédemment, l’écriture collective, mais aussi, l’action writing, le recours aux notes, le commentaire sur le livre en train de se faire, autant d’éléments destinés à exhiber le processus d’écriture autant que le texte fini. Or ce parti-pris esthétique a d’évidentes répercussions sur le contenu même du texte, et sur les thèmes, les figures, qu’il évoque : l’on pourrait dire qu’il s’agit, une fois encore, d’une multiplicité de destins entrecroisés à la faveur d’un lieu, l’hôtel éponyme, caractérisé dès le début du roman par l’évocation du neuromarketing, thème à même de permettre aux personnages de naître, entre perte de mémoire, et vie fantasmée ; car [hotel postmodernoo met en scène des personnages à l’identité floue, aux prises avec une mise en scène d’eux-mêmes et de leurs actes, laquelle se formule dans le moule des références pop et du jeu vidéo, des univers virtuels . Oscillation et retournements perpétuels.

Ce qui rapproche peut-être décisivement ces deux textes, malgré leurs singularités, tient sans aucun doute à la lecture qu’ils instaurent tous deux sous le même mode, que l’on pourrait qualifier d’«horizontal» : l’écriture rhizomique de Nocilla Dream, que l’on retrouve, d’une manière différente dans [hotel postmodernoo (avec des jeux temporels entre «présent» paradoxal et flashbacks), justifie pleinement le terme de l’horizontalité, comme si le temps de la lecture, fragmenté, était transformé en un présent toujours renouvelé : à la verticalité d’un sens qui se déroule, d’un sens conquis par le déroulement chronologique, se substitue une horizontalité d’un «sens» constitué par le réseau des paragraphes, mis en relation dans ce seul présent de la lecture. Dès lors, cette pratique de l’écriture, et par la même, de la lecture, permet de donner à voir, une vérité d’un post-monde, partagé entre une promesse du sens et une négation perpetuelle de cet espoir, qui confine quelquefois au mystère. D’où peut-être, une nouvelle poésie.

Pour aller plus loin :

Critique de la trilogie Nocilla sur le site du Fric-Frac Club, plus complète que la mienne.

A propos hermitecritique

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