Le Cabinet de curiosités, d’Alfred Kubin – Sommeils de la raison

Le grand dessinateur Alfred Kubin, célèbre pour ses gravures hantées par la mort et par un goût de l’esthétique macabre, était en plus d’être un grand artiste, un écrivain. J’ai évoqué très rapidement, dans mon panthéon littéraire personnel du vingtième siècle, son roman le plus connu et le plus abouti, L’Autre Côté, qui fait la part belle au rêve et à l’hypnose. Le court recueil Le Cabinet de Curiosités est en somme, le pendant miniature de ce grand roman – un ouvrage de délicatesse et de subtilité où se marient textes et illustrations.

Le recueil est composé de huit textes de fictions qui illustrent un dessin (parfois deux) faits par Kubin. Comme le signale le traducteur de cette édition, Christophe David, le principe classique du livre illustré est inversé dans cette oeuvre de Kubin : ici, ce n’est pas le dessin qui vient illustrer le texte, mais bien le texte qui enrichit un dessin qui lui préexistait. Toutes les vignettes contenues dans ce recueil sont l’occasion pour l’artiste de bâtir un court conte, une petite parabole qui vient expliciter les scènes, que ces textes soient de purs récits ou bien des oeuvres à caractère plus métaphysique.

Le traducteur le rappelle dans sa postface, on a souvent parlé de Kubin comme d’un Goya autrichien. Même si lui nuance cette appellation, en précisant qu’il est impossible d’établir une parenté « poétique » entre l’Espagnol et l’Autrichien, sous prétexte que, là où Goya se tient en quelque sorte à distance des « monstres » produits par « le sommeil de la raison » – titre de sa plus célèbre gravure sans doute – c’est ce qui m’avait attiré en premier lieu chez Kubin. Car si leurs univers, leurs fantasmagories ne sont pas comparables dans leur interprétation et leur visée – Goya restant davantage un satiriste là où Kubin se plonge presque dans la décadence morbide – il n’en demeure pas moins qu’ils partagent une fascination communicative pour toutes les aberrations de la raison, pour toutes les dérives de l’imagination humaine.

C’est justement le thème de l’imagination qui lie entre eux tous les textes présents dans Le Cabinet de Curiosités. Qu’elle soit personnelle, intime ou bien encore collective, à différents degrés, l’imagination et sa faculté d’emprise sur l’âme humaine vient jouer un rôle dans les contes de Kubin : l’auteur nous présente un sultan qui s’adonne à des rêveries fantasmatiques en se remémorant ses amours de jeunesse, ou bien encore une population entière qui succombe à la peur paranoïaque des vampires. Ce sont deux exemples de situations dans lesquelles les personnages cèdent aux fumées de leurs esprits, mouvantes, instables. Nous nous situons au bord d’une plongée sans retour dans la folie, risque trouble, aussi potentiellement effrayant que fantastique.

On ne peut pas dissocier cette imagination dangereuse de sa cousine lointaine, l’illusion – le titre du recueil est après tout Le Cabinet de curiosités, exercice pictural qui repose sur le trompe l’oeil. Ce que nous présente ce recueil, c’est en effet le lien particulièrement étroit entre l’une et l’autre ; comme si, en somme, l’imagination bâtissait ses illusions à partir du réel. Comme si l’esprit humain n’attendait plus qu’un prétexte pour se laisser glisser sur les pentes de l’illusion et de l’irrationnel. Comme si la nature même de l’imagination était de se fourvoyer là dedans, irrémédiablement. Comment dès lors s’étonner d’une phrase comme : « Ce n’était pas une illusion, elle voyait bien une ombre humaine », au coeur d’un conte où l’imagination précipite la protagoniste sur les pistes d’un quiproquo qui n’a rien de comique. Pour les personnages de Kubin, il n’y a pas d’illusion. Il y a bien quelque chose. Seulement leur imagination vient empoisonner tout leur être – la peur les mène vers l’erreur.

Si la peinture de l’irrationnel est si convaincant sous la plume de Kubin, c’est que cet irrationnel apparaît, par moments, chevillé à une conscience aiguë d’une forme de décadence – une compréhension perçante des conditions politiques et spirituelles contemporaines à l’écriture du recueil publié en 1925. Deux passages, notamment, permettent d’appréhender de manière plus large l’art du fantastique et du morbide de Kubin : « La tension à laquelle la guerre mondiale avait soumis nos nerfs, année après année, nous avait tous rendus un peu fous. » ; « Ce n’est certainement pas à moi de critique la façon insensée dont la plupart des hommes d’aujourd’hui occupent leur temps. Quoi qu’il en soit, le spectacle repoussant qu’offrent la densité de nos paysages industriels ainsi que l’anéantissement de la beauté d’innombrables de nos villes, marchés et villages, est responsable d’une effrayante décadence du goût (…) Les choses, toujours plus vite, vont à la dérive, l’âme continue de se désespérer, les divertissements deviennent toujours plus absurdes. »

La proximité avec la Première guerre mondiale et le spectacle de l’industrialisation effrénée des villes semblent se mêler et se répondre dans deux des textes de Kubin pour dessiner les contours d’une nouvelle époque déshumanisée. Ou plutôt, une époque où l’âme humaine s’est pervertie, abêtie – et où ressurgissent, au sein même de l’imagination, faculté d’art et d’intelligence, l’illusion, la peur, l’obsession, autant de phénomènes qui appartiennent à la régression. La folie de l’esprit fait écho à la folie d’un monde qui s’est suicidé et enlaidi. C’est en cela que la Première guerre mondiale n’est pas pour Kubin uniquement ce qu’ont été les Désastres de la guerre observés et décrits par Goya. Il se dégage de l’oeuvre de Kubin une angoisse bien plus patente pour le lecteur du vingt-et-unième siècle, et une forme de prémonition noire.

Illustration de l’article : Cabinet d’un particulier, Frans II Francken, 1625, Kunsthistorisches Museum, Vienne.

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