Ariel, l’édition restaurée, de Sylvia Plath (I)

Parmi tous les poètes, il y en a pour qui la poésie, cette voix qui est la leur et qui demeure bien longtemps après leur mort, personnelle et audible, est une nécessité plus sensible que d’autres. Des poètes à l’écriture humble, discrète, dont on sent qu’elle est d’une importance cruciale, intime, qu’elle est, en somme, ce qui retient les poètes à la vie avant que ceux-ci plongent complètement dans la mort. C’est ce que cette voix, ces mots, sont tout entier cernés par le vide, par la mort qu’ils semblent appeler ou reconnaître partout autour d’eux. Parmi ces poètes, Sylvia Plath est l’une des plus notables, celle pour qui l’écriture fut un moyen d’exprimer sa douleur et de la conjurer, poète suicidaire et suicidée dont un troublant parallélisme peut être trouvé chez une de ses consoeurs, l’Argentine Alejandra Pizarnik qui connut le même destin, et dont les textes bien souvent se situent à la lisière de la santé et de la folie, de la vie chancelante et de l’attrait pour la mort, proches de cet appel du vide qui fait aussi la voix de Sylvia Plath.

Sylvia Plath est surtout connue pour son roman La Cloche de détresse, mais l’histoire littéraire la garde en mémoire pour sa poésie. Ariel, (traduit en France par Valérie Rouzeau et publié chez Gallimard) ce recueil paru à titre posthume et arrangé par son mari le poète Ted Hugues est le recueil emblématique de sa poésie et celui dont on dit qu’il illustre l’art de Plath dans sa perfection. Il a paru en 2004 une édition intitulée Ariel, l’édition restaurée, dans laquelle l’ordre voulu par Plath est respecté, et dans laquelle on ne retrouve pas l’intervention de son mari, lequel avait eu tendance à réécrire l’histoire, supprimant des poèmes trop personnels ou trop intimes, réarrangeant certains groupes de poèmes, etc. C’est cette dernière version de 2004 qui va faire l’objet de cette chronique aujourd’hui – la chronique sera d’ailleurs en plusieurs temps, pour ne pas produire un texte trop long d’un bloc.

Outre la réhabilitation de la structure voulue par Plath, l’autre avantage de cette édition est d’offrir au lecteur une introduction écrite par la fille de Plath et Hugues, et qui remet le travail de la poète en perspective avec sa vie personnelle et familiale. Au-delà de l’aspect purement factuel et documentaire de ces pages, elles permettent au néophyte de se rendre compte des enjeux qui règnent dans la relation littéraire des deux poètes.

Alors, dans cette exploration de ce recueil difficile qu’est Ariel – exploration qui reviendra bien plus, d’ailleurs, à débroussailler qu’à analyser – je compte procéder pas à pas, relevant les différents aspects saillants de l’oeuvre. Ce sera donc une lecture baladeuse, une lecture impressionniste révélatrice à la fois de ma fascination et de ma perplexité pour ce texte, une lecture décousue mais qui je pense, rendra compte du cheminement d’un lecteur au milieu de ces vers.

Qui lit pour la première fois Sylvia Plath peut être, comme moi, frappé par la manière dont le poète exprime sa vie intime, et, plus largement, son intériorité – bien que parfois cantonnée, dans l’esprit des lecteurs, comme un auteur qui exprime les difficultés psychologiques ou mentales, ce qu’exprime Sylvia Plath dans les poèmes d’Ariel est à mon sens, plus profond que ces thématiques de surface. Ce n’est pas seulement la dépression ou quelque événement psychologique rattaché à la biographie, mais véritablement la façon dont un esprit réagit au monde, mécanismes dont on peut sentir le fonctionnement dans les poèmes, qui sont autant de traces, d’instantanés de moments de conscience furtifs. C’est ainsi que la poésie de Sylvia Plath se situe dans un entre-deux, balancée entre la vie purement spirituelle et la vie purement triviale. Le résultat de cette position ambiguë est une poétique au sein de laquelle le poète s’empare des détails du quotidien pour les inscrire dans une sens plus élevé.

Les poèmes qui composent Ariel abondent en effet de ces éléments du quotidien évoqués dans une forme de nudité apparente, par laquelle Sylvia Plath parvient à rendre une forme de présence simple et contingente des choses : que ce soit une coupure qu’elle s’est faite en faisant sûrement la cuisine (« What a thrill – /My thumb instead of an union.« ), ou la contemplation de l’arrivée du jour (« Stasis in darkness. /Then the substanceless blue/Pour of tor and distances.« ) par exemple, les éléments du quotidien sont pleinement intégrés dans l’espace du poème. Seulement, la vie triviale ainsi évoquée ne l’est pas d’une manière simple ou simpliste : les exemples que je viens de citer, d’ailleurs, en sont des preuves. L’art de Sylvia Plath consiste justement en ces sortes de fulgurances, ces vers très courts comme ceux que j’ai cités où les événements apparaissent nimbés d’évidence. En recopiant ces extraits, une comparaison m’est venue, sans doute hasardeuse : en somme, ces fragments qui composent les poèmes de Plath seraient des sortes de haïkus, mais des haïkus qui rompraient avec une forme d’évocation très directe des choses de la vie. Ici, dans Ariel, si les choses de la vie quotidienne sont évoquées, c’est au sein de formulations elliptiques, de vers comme repliés sur eux-mêmes, et dont les ellipses servent la concision – c’est, je pense, ce qui fait leur air d’évidence et c’est ce qui est le résultat du processus spirituel à la naissance du poème.

Si certains poèmes sont pleinement symboliques et expriment clairement un état psychologique de l’auteur ou un sentiment, d’autres arrivent à marier le quotidien et la réflexion spirituelle, métaphysique presque, le regard que porte Plath sur son existence. Parmi eux, il y a un poème qui représente bien cette partie de l’oeuvre, un poème intitulé « Tulips« . Dans ce poème, on présume que l’auteur raconte son sentiment suite à une tentative de suicide raté et son réveil dans une chambre d’hôtel où l’on a posé un vase de tulipes à côté de son lit. En contre-point de la première partie qui a trait purement à sa situation mentale (« I am nobody ; I have nothing to do with explosions./I have given my name and my day-clothes to the nurses/And my history to the anesthesist and my body to surgeons.« ), le texte évolue en une évocation des fleurs qui se voit en quelque sorte, incorporée dans l’expression intime de l’intériorité de l’auteur. Il y est écrit :

« The tulips are too red in the first place, they hurt me. 

Even through the gift paper I could hear them breathe

Lightly, through their white swaddlings, like an awful baby.

Their redness talks to my wound, it corresponds. (…)« 

« And I see myself, flat, ridiculous, a cut-paper shadow

Between the eye of the sun and the eyes of the tulips.« 

Si les deux plans, concret et spirituel correspondent si bien, si l’un arrive à être enrichi de l’autre presque naturellement, c’est que la poétique de Sylvia Plath qui consiste à évoquer ces deux plans de réalité par le biais d’une concision hermétique, les transforme de facto en des signes mystérieux qui semblent, au même titre, faire référence au même univers, au même sens. L’écriture que développe Plath rend homogène ces éléments de natures pourtant distinctes, comme si l’esprit envisageait tout de la même façon, dans un même flux qui se verrait ensuite matérialisé dans les vers du recueil.

Et tout semble converger vers une image du monde extérieur comme reflet de la mort, comme ce qui attire le poète vers le néant, le vide. Je consacrerai un prochain post à la poursuite de cette réflexion pour ne pas rendre celui-ci trop long à lire.

A propos hermitecritique

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Un commentaire pour Ariel, l’édition restaurée, de Sylvia Plath (I)

  1. Virginie dit :

    Je découvre ce blog à l’instant et me suis régalée avec cette article qui me donne bien envie d’approcher cet ouvrage. Merci !

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